#CIV LES MÉDIAS FRANÇAIS PORTENT UNE LOURDE RESPONSABILITÉ DANS LES 10 ANS DE LA CRISE (MEDIAPART)

Publié le par thruthway

#CIV LES MÉDIAS FRANÇAIS PORTENT UNE LOURDE RESPONSABILITÉ DANS LES 10 ANS DE LA CRISE (MEDIAPART)

Arrêté en 2011, l'ancien président ivoirien Laurent Gbagbo est aujourd'hui jugé devant la Cour pénale internationale. Mais durant dix ans, la plupart des médias français ont épousé sans retenue la version officielle du gouvernement français et du camp de l'actuel président Alassane Ouattara. Pourquoi un tel aveuglement ? Explications.

La France a joué un rôle important dans la crise politico-militaire qu’a vécue la Côte d’Ivoire de 2002 à 2011. La majorité des médias français ont cependant masqué cette réalité, reprenant sans distance le discours officiel français sur le président de l’époque, Laurent Gbagbo, et son successeur Alassane Ouattara. Avec des conséquences importantes : « Le traitement partisan de nombreux médias français a eu une incidence majeure : brouiller la réalité », estime Laurent Bigot, ancien sous-directeur  chargé de l’Afrique de l’Ouest au ministère français des affaires étrangères. Peu d’acteurs l’admettent publiquement. 
Plusieurs journalistes interrogés par Mediapart ont d’ailleurs demandé à rester anonymes. Il faut dire que flotte dans l’air un parfum de raison d’État. Pour bien comprendre, il faut remonter le fil de l’histoire.
En 2010 et 2011, la Côte d’Ivoire a vécu un grave conflit politico-militaire après une élection présidentielle ayant opposé le socialiste Laurent Gbagbo au libéral Alassane Ouattara. Le Conseil constitutionnel ivoirien, dénonçant des fraudes, avait déclaré Laurent Gbagbo vainqueur, tandis que la commission électorale, le représentant de l'ONU dans le pays et les grandes puissances, dont la France de Nicolas Sarkozy, assuraient que le scrutin avait été équitable et que Ouattara en était le vainqueur indiscutable.

À l’époque, la plupart des médias français ont épousé le récit officiel favorable à Ouattara, expliquant à l’instar de l’Agence France-Presse (AFP) que la crise était « née du refus de M. Gbagbo de reconnaître sa défaite ». Ils ont passé sous silence les nombreuses et évidentes anomalies que présentait le processus électoral, dont une implication directe de l’ambassadeur de France à Abidjan. Les journalistes n’ont pas plus remis en cause le discours gouvernemental français affirmant que l’engagement militaire de Paris avait été faible au cours des mois suivants.
 Seul Le Canard enchaîné a livré quelques détails sur le rôle majeur et illégal des forces françaises aux côtés des troupes levées par Alassane Ouattara, dans la guerre qui les a opposées à l’armée régulière de Côte d’Ivoire. Quelques voix politiques ont bien laissé entendre que les déclarations de Paris étaient contestables, mais les journalistes n’ont pas réagi. Beaucoup de médias français ont ainsi collé à la version officielle tout au long de cette crise de 2010/2011. Ce n’était pas la première fois.
Ils ont suivi cette ligne tout au long des années 2000, relayant « Il est  impossible de passer la moindre ligne sur le “sursaut patriotique” qu’on peut observer dans la 
moitié sud du pays, cosmopolite et abritant plus de 75 % de la population », a écrit en octobre 2002 le journaliste franco-camerounais Théophile Kouamouo, alors basé à Abidjan, dans une lettre annonçant la fin de sa collaboration avec le quotidien Le Monde. 
Georges Peillon, porte-parole de septembre 2003 à janvier 2004 de Licorne, opération militaire française en Côte d’Ivoire, a été choqué par cette couverture partiale des événements. À tel point qu’il a un jour téléphoné depuis Abidjan, et avec l’aval de sa 
hiérarchie, au rédacteur en chef de Radio France internationale (RFI, radio publique, très écoutée en Afrique francophone), à Paris, pour lui dire son « étonnement sur le ton et les informations que RFI diffusait, car c’était en général antiGbagbo et traduisait des partis pris incompréhensibles ». « Vous balancez des trucs creux et faux ! », a- t-il reproché à son interlocuteur. « C’était comme une réplique de la  Françafrique, version journaliste. En cinq mois, j’ai vu plus de journalistes étrangers que de journalistes français. Mais à l’évidence, ils savaient tout depuis leur bureau... », explique à Mediapart l’ancien militaire. 
La diffusion systématique d’informations dénigrant ou attaquant Laurent Gbagbo « nous mettait, nous militaires français, dans une situation très inconfortable, notamment vis-à-vis de la presse ivoirienne et des autorités ivoiriennes », précise Georges Peillon. Elle a aussi contribué à installer à Abidjan une atmosphère délétère, qui a été fatale à Jean Hélène, envoyé spécial de RFI, tué par un policier ivoirien en novembre 2003. C’est en tout cas ce que pensent Georges Peillon et au moins quatre ex- confrères du reporter interrogés par Mediapart : « Jean essayait de faire son travail honnêtement, de manière équilibrée. Mais pendant ce temps, un petit groupe 
à RFI donnait constamment la parole aux rebelles depuis Paris, excitant les gens à Abidjan, y entretenant un climat épouvantable », rapporte l’un d’eux. 

La plupart des médias ont aussi assuré, se conformant toujours à la version officielle, que le gouvernement français avait voulu avec les accords de Linas- Marcoussis signés en janvier 2003 « enclencher un processus de réconciliation » en Côte d’Ivoire, comme l’a par exemple écrit le quotidien Libération. Les faits montraient pourtant l’inverse : la France a œuvré, avec ces accords, à retirer à Laurent Gbagbo une bonne partie de ses pouvoirs présidentiels, tout en violant la Constitution ivoirienne et en aggravant les tensions dans le pays. 
L'influence particulière de la radio française 
RFI .Le bombardement de Bouaké qui a causé, le 6 novembre 2004, la mort de huit soldats français, a reçu le même traitement. Le président français Jacques Chirac a accusé Laurent Gbagbo d’avoir délibérément fait tirer sur les militaires, rejetant les démentis de son homologue ivoirien. Les jours suivants, l’opération Licorne a ouvert le feu sur des manifestants non armés à Abidjan, devant l'hôtel Ivoire, tuant une soixantaine de 

personnes. Après avoir donné plusieurs explications différentes sur cette fusillade, la ministre de la défense Michèle Alliot-Marie a invoqué un état de « légitime défense élargie » et « une manipulation énorme » de la part des Ivoiriens pour pousser les Français « à la faute ». En représailles au bombardement de Bouaké, l'armée française détruit l'aviation ivoirienne. Rares ont été les médias à relever les incohérence de son discours.

Une équipe de Canal +, qui a subi de fortes pressions des autorités
françaises, et Le Canard enchaîné ont été les seuls, à ce moment-là, à démonter une partie du récit dominant. Ce n’est que récemment qu’une autre version de ces événements de Bouaké et de l’hôtel Ivoire a commencé à émerger plus largement, grâce à une enquête judiciaire laissant penser que les responsabilités se situaient plutôt du côté de Paris que d’Abidjan. Au cours de cette période très mouvementée de
novembre 2004, des informations accablantes pour le pouvoir de Laurent Gbagbo, mais inexactes, ont été publiées. Le Monde a par exemple parlé de « corps blancs décapités à la machette » dans les rues d’Abidjan, alors  que 8 000 Français quittaient précipitamment la Côte d’Ivoire en raison de manifestations antifrançaises. En réalité, aucun « Blanc » n’est mort ou même n’a été blessé à coups de machette.
Tout au long de ses dix années de présidence, Laurent Gbagbo a été présenté par les médias occidentaux « comme un homme à la fois brutal et roublard, voire un illuminé », a observé l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop. Cela correspondait là aussi au discours des officiels français. « Je ne connais pas Gbagbo, je ne l’ai jamais rencontré, mais parce que je posais des questions, j’ai été décrété “pro- Gbagbo” par des collègues du Quai d’Orsay », témoigne Laurent Bigot. Les qualificatifs « pro-Gbagbo » et « gbagbiste » sont alors devenus les synonymes de « mauvais
», « membres du camp du mal ». Laurent Bigot se souvient que c’est surtout après le bombardement de Bouaké que « c’est devenu l’hystérie » anti-Gbagbo, y compris au sein du Parti socialiste français, dont le président ivoirien était idéologiquement proche. La disparition du  journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer en 2004 a aussi aidé à faire l’unanimité contre Laurent Gbagbo : pouvoir et médias français l’ont considéré comme responsable de cette affaire, bien qu’elle n’ait jamais été élucidée. Aujourd’hui, beaucoup d'éléments montrent que c’est de manière intentionnelle qu’au moins une partie des journalistes se sont écartés de la réalité des événements, en lien avec des autorités politiques et/ou militaires françaises. « Il y a eu beaucoup de
manipulations, beaucoup plus qu’à propos du Rwanda », affirme une ancienne journaliste. Une autre dit : « Tout était délibéré et bien pensé. » L’objectif : « Se débarrasser de Gbagbo pour protéger les intérêts des multinationales françaises installées en Côte d’Ivoire, comme Bolloré, Bouygues, Canal +, etc. », selon Georges Peillon.
«Gbagbo était un empêcheur de tourner en rond, il était différent des autres présidents [d’Afrique francophone], il pensait sérieusement rendre à son pays son intégrité, lui redonner le rôle de puissance africaine. Et ne voulait pas être juste un valet de l’Élysée », poursuit-il. Le chef de l’État ivoirien menaçait en effet, au moins dans ses propos, l’équilibre  néocolonial en place. Son parti prônait de nouveaux rapports avec la France, voulait la fermeture de la base militaire française installée à Abidjan, souhaitait revoir les monopoles établis au profit d’entreprises françaises, remettait en cause l’existence du franc CFA, pièce maîtresse du dispositif qui permet à la France de contrôler ses anciennes colonies africaines.
Gbagbo « portait clairement les valeurs socialistes, comme en témoignent les premières mesures qu'il a prises, en rupture avec ses prédécesseurs, dans le domaine de la santé, de l’éducation (...). Cette approche de la politique lui a sans doute compliqué la vie dans les milieux d’affaires», a décrypté le ministre socialiste Charles Josselin, en novembre 2004.
Des faits ont été à l’évidence dissimulés, inventés, transformés pour suivre la logique des autorités françaises. Le fait que certains médias dépendent de l’État, comme RFI ou France 24, a bien sûr joué un rôle. Un ancien salarié de RFI se souvient de collègues de la radio et d’autres médias se  rendant régulièrement à l’Élysée ou ayant des contacts étroits avec des diplomates. Un autre élément a eu une influence sur l’attitude d’une partie des journalistes : la communication très efficace d'Alassane Ouattara. « Sa femme, Dominique, d’origine française, a su construire des ponts entre les journalistes français et son mari », dit un reporter. Le parti politique de Ouattara, le Rassemblement des républicains (RDR), a su établir des liens étroits avec des journalistes pour orienter leur travail. L’AFP a d’ailleurs souvent repris à son compte des termes utilisés par les adversaires de Laurent Gbagbo. Les agences de presse, censées être neutres, ont de manière générale « joué un rôle de pyromanes : elles ont été à l’origine de tous les éléments de langage utilisés contre Gbagbo », déplore un journaliste. 
Des membres de la profession étaient bien sûr conscients de ce qui se passait. En 2010/2011, le « parti pris était patent à RFI, le traitement était à sens unique, il y avait une empathie totale pour Ouattara, un problème de déontologie et des dysfonctionnements évidents », dit un ancien de la  radio. Mais les tenants de la ligne anti-Gbagbo ont empêché un traitement plus équilibré, allant jusqu’à « agonir d’injures », « harceler », « traiter d’incompétents devant les autres », « broyer, écraser » ceux qui ne respectaient pas leurs « consignes », selon plusieurs témoignages. « Ceux qui ont dit la vérité se comptent sur les doigts d’une main » 
Journaliste à RFI et ancien envoyé spécial en Côte d'Ivoire, Norbert Navarro résume la situation en parlant de « trois groupes de journalistes ». Le premier, « qui représentait l'immense majorité, était celui des journalistes tenus à l’écart de la vérité ». Le second était celui de « ceux qui savaient » la réalité mais ont préféré se taire, sachant que « c’était peine perdue et qu’il n’y a que des coups à prendre quand on va contre la raison d’État ». Enfin, il y a eu une dernière catégorie : « Ceux qui ont été courageux et ont dit la vérité, mais qui se comptent sur les doigts d’une main. » 
Les journalistes n’ont pas été les seuls à avoir un regard biaisé, et c’est important de le souligner. L’anthropologue italien Fabio Viti a observé chez les universitaires et chercheurs français travaillant sur la Côte d’Ivoire des « formes passionnelles de militantisme partisan », une « partialité 

ahurissante » en faveur d'Alassane Ouattara.

Dans un livre publié en 2014 (La Côte d’Ivoire, d’une crise à l’autre, L’Harmattan), il s’interroge : « Qu’est-ce qui a changé pour que l’attitude auparavant extrêmement prudente des chercheurs par rapport au pouvoir en place change si radicalement à partir de l’an 2000 et de la présidence Gbagbo ? » 

 

L’anthropologue poursuit : « Une réponse possible serait que c’est justement le pouvoir en place qui a changé. (...) Le fait est que la Présidence Gbagbo (...) a bousculé les repères familiaux. Le pacte néocolonial, à tort ou à raison, s’est trouvé remis en cause, du moins verbalement, de la part d’une de ses parties. Ce pacte a failli sauter et avec lui, parfois, le self-control de certains de nos collègues un peu trop “patriotes”. » 
Fabio Viti remarque, entre autres, que la tentative de putsch de 2002 n’a fait « l’objet d’aucune enquête historique, ethnographique, sociologique, politiste ou  d’autre nature », alors qu’elle présentait pourtant « tous les traits et les implications d’un objet de recherche et de réflexion critique ». Comme certains journalistes, des universitaires français sont en outre devenus très proches du couple Ouattara. Alassane Ouattara a d’ailleurs décoré à Paris plusieurs d’entre 
eux en 2012, en même temps que Nicolas Sarkozy, des militaires et des hommes d’affaires français qui l’ont soutenu contre Laurent Gbagbo. « Les médias ont fait beaucoup de mal à la Côte d’Ivoire », commente, amer, un ancien du métier. Depuis 2011, la situation n’a guère évolué, à l'image de la politique française vis-à-vis de la Côte d’Ivoire. 

« Peu de journalistes français ont fait leur travail correctement à propos de la Côte d’Ivoire, peu ont travaillé suffisamment sur les faits. C’est toujours le cas : personne ne parle, par exemple, de ce qui se passe au procès CPI de Gbagbo et de l’amateurisme général qui s’en dégage », relève Laurent Bigot. 
Il faut dire que la version officielle sur la crise ivoirienne relayée par les médias y est mise à mal : le procureur qui s’est appuyé sur elle pour faire inculper Gbagbo et le faire juger pour crimes contre l'humanité ne parvient  pas à produire de preuves pour l’étayer. « Personne ne s’intéresse non plus de près au fait qu’une juge d’instruction ait demandé le renvoi de trois anciens ministres devant la Cour de justice [pour le bombardement de Bouaké]. Pourtant, c’est une affaire énorme », dit aussi Laurent Bigot, qui parle de « manipulations grossières » et de la « lourde responsabilité » de la France.

Par Fanny Pigeaud, MEDIAPART Samedi 10 juin 2017

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