Crise ivoirienne : un prêtre charge les responsables religieux ivoiriens

Publié le par thruthway

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Lu pour vous dans la presse ivoirienne

 

 

Dans une contribution au débat politique dont copie nous est parvenue, le père Basile Djérèké, ne donne pas dans la langue de bois en fustigeant la passivité des dignitaires religieux en Côte d’Ivoire relativement à la situation socio-politique et à la réconciliation nationale. Le prêtre-docteur en sociologie vient encore raviver le débat sur la religion et la politique dans un pays. L’intégralité de sa déclaration.

 

Si l’on en croit “Abidjan.net”, une dizaine d’évêques catholiques se sont rendus le 25 octobre dernier chez Alassane Ouattara pour lui dire “yako” après le décès de son grand-frère Gaoussou Ouattara. Présenter des condoléances à une personne qui vient de perdre un parent n’est pas un mal dans la mesure où aussi bien la tradition africaine que la doctrine chrétienne recommandent de “pleurer avec ceux qui pleurent” (Romains 12, 15). 

 

Dans l’Évangile, en effet,  aussitôt après avoir appris la mort de Lazare, Jésus fait le voyage de Béthanie avec ses disciples et là on le voit pleurer (Jean 11, 35). Ce n’était pas seulement une manière de dire qu’il est un Dieu qui souffre quand l’homme souffre. Il voulait aussi que Marthe et Marie comprennent à quel point il communie à leur douleur. On pourrait citer aussi l’épisode de Naïm où Jésus fut saisi de pitié en voyant la veuve dont le village s’apprêtait à inhumer le fils unique (Luc 7,13). Dans ces deux exemples, il s’agit de petites gens, de démunis, de sans-pouvoir. Ma première question est alors la suivante: Si un Ivoirien sans argent ni pouvoir perdait un proche à Wassakara (quartier précaire de Yopougon), les mêmes prélats s’y aventureraient-ils? Dans l’Évangile, que répondit Jésus à un jeune homme qu’il voulait comme disciple mais qui désirait enterrer d’abord son père? “Laisse les morts enterrer leurs morts. Mais toi, va annoncer le règne de Dieu” (Lc 9, 60). Ailleurs, il n’hésite pas à déclarer aux Sadducéens que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’est pas “le Dieu des morts mais des vivants” (Marc 12, 27).

 

Loin de moi l’idée de mépriser le respect dû aux morts. Ce que je veux simplement mettre en exergue, c’est ceci: le sort des vivants devrait nous préoccuper plus que celui des défunts; s’occuper des vivants en leur fournissant médicaments et vêtements ou, ce qui est encore mieux, en les aidant à pêcher leur propre poisson vaut beaucoup mieux que gaspiller du temps, de l’argent et des énergies pour des gens qui ont terminé leur course sur terre; la vraie religion consiste à partager la peine et la détresse des gens de leur vivant, pas quand ils ne sont plus de ce monde. Les imams, pasteurs, prêtres et évêques de Côte d’Ivoire se soucient-ils des pro-Gbagbo encore en vie mais détenus sans jugement ici ou là dans des conditions qui n’ont rien à envier à celles de “l’archipel du goulag” excellemment décrit par le grand écrivain russe Alexandre Soljenitsyne?

 

Eux qui prétendent être des hommes de Dieu, ont-ils conscience que torturer et humilier ces personnes-là, c’est torturer et humilier Dieu lui-même, car l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Genèse 1, 26-27)? Sont-ils déjà allés leur rendre visite? Si non, quand comptent-ils le faire? À quel moment daigneront-ils aller dire “yako” à ces Ivoiriens dont le seul crime est d’avoir empêché, en travaillant, la destruction progressive de l’Economie de leur pays? Quand ils déjeunent ou dînent avec Ouattara, lui réclament-ils justice pour eux?

 

Pour moi, une des conditions de la réconciliation se trouve là: libérer toutes les personnes injustement emprisonnées. Ouattara a dit qu’il voulait une réconciliation en Côte d’Ivoire comme en Afrique du Sud. Nos guides spirituels devraient le prendre au mot en lui rappelant que Nelson Mandela ne s’est pas vengé, qu’il n’a jeté aucun de ses adversaires en prison, qu’il n’a traqué personne, qu’il n’a pas favorisé outrageusement les Noirs au détriment des Blancs, qu’il n’a pas laissé l’Angleterre lui dicter quoi que ce soit, que la Commission “Vérité et réconciliation” créée par lui et dirigée par l’archevêque anglican Desmond Tutu (un qui ne s’est pas contenté de prier mais a fait preuve de courage en flétrissant publiquement l’odieux système d’Apartheid et en participant à des marches de protestation pacifiques) n’a pas entendu que des Blancs. Une justice aux ordres vient de juger ceux qui auraient tué Robert Guéi et Adama Dosso, et c’est une bonne chose car “tu ne tueras” pas fait partie des commandements divins.

 

Mais Robert Guéi et sa famille sont-ils les seules victimes de cette longue crise? Boga Doudou, Dagrou Loula, Dalli Obré, les 60 gendarmes de Bouaké, les danseuses d’Adjanou, IB et ses proches, Désiré Tagro, les populations de l’Ouest et tant d’autres n’ont-ils pas droit à la justice pour que leurs âmes reposent en paix? Ceux qui ont précipité leur départ dans l’au-delà ne méritent-ils pas, eux aussi, d’être jugés et condamnés? Pourquoi deux poids, deux mesures? Pourquoi les criminels de guerre du camp Ouattara ne sont-ils pas transférés à la CPI? Pourquoi le régime arrête, enlève, emprisonne ou assassine-t-il systématiquement les personnes qui osent critiquer la manière dont le pays est géré depuis le 11 avril, jour de l’installation par les bombes de M. Ouattara au pouvoir, car c’est bien de cela qu’il s’agit? Jusqu’ici, en effet, nous ne savons pas qui a gagné vraiment les élections. Si Ouattara l’avait emporté, comme lui et ses vils courtisans le revendiquent, il n’aurait pas eu peur du recomptage proposé par son adversaire et aurait été proclamé vainqueur par le Conseil constitutionnel conformément à notre Loi fondamentale et non par une commission électorale qui était loin d’être indépendante.

 

Une vraie réconciliation dans notre pays exige que les Ivoiriens sachent une fois pour toutes qui a gagné les élections d’octobre-novembre 2010. Voilà, à mon avis, la réconciliation dont les chefs religieux devraient parler avec Alassane Ouattara. Voilà autant de choses qu’ils devraient rappeler à celui que le Françafricain Michel Camdessus a osé comparer abusivement et idiotement à Nelson Mandela au lieu d’inviter les Ivoiriens à se pardonner et à tourner la page. D’ailleurs qui doit pardonner et demander pardon à qui? Bien malin qui répondra à cette question. Garder les anciens collaborateurs de Gbagbo en prison, les soumettre à des traitements dégradants et inhumains, continuer à traquer et à incarcérer les militants et dirigeants du FPI, demander à un seul camp de faire son mea culpa, pousser ceux qui veulent exercer leur droit de s’exprimer à s’exiler, ce n’est pas la meilleure façon de réconcilier les Ivoiriens; on prépare plutôt les conditions d’une reprise de la guerre.

 

Bientôt sera célébrée la journée nationale pour la paix. Une paix qui fait l’impasse sur la justice et la vérité est une fausse paix. Il n’est pas juste que seul le camp de Gbagbo paie pour les crimes commis dans notre pays depuis décembre 1999. Il n’est pas vrai que M. Alassane Ouattara est innocent, qu’il est blanc comme neige, qu’il n’a jamais rien fait. Prier dans les églises, temples et mosquées ne sera pas suffisant, ce jour-là. S’ils veulent être écoutés et pris au sérieux, nos “hommes de Dieu” devront aussi dire qu’on se réconcilie à deux et que, pour cela, il est impératif de libérer tous les prisonniers pro-Gbagbo non coupables de crimes de sang, d’arrêter et de juger les criminels qui sont dans l’autre camp, de mettre fin à la stupide politique de rattrapage ethnique.

 

La réconciliation selon Ouattara et ses obligés n’est rien d’autre qu’une vaste comédie. Les guides spirituels n’ont pas pour rôle de cautionner cette comédie; leur devoir est de la dénoncer clairement car leur mission est d’annoncer le règne de Dieu qui est un règne d’amour, de justice et de vérité, conditions d’une réconciliation sincère et durable. “Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir”, disait le Martiniquais Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre (Paris, Maspero, 1961). Il ne fait l’ombre d’aucun doute que le cardinal Bernard Yago, qui nous a quittés il y a 15 ans, a découvert et accompli brillamment la sienne, par exemple en condamnant l’expédition punitive conduite par un groupe de militaires à la cité universitaire de Yopougon en mai 1991.

 

Yago refusa de se réfugier dans un silence lâche et complice parce qu’il était persuadé que “jamais l’honneur de notre pays n’avait été autant bafoué” et qu’il lui “revenait, comme responsable chrétien, de demander que cette faute grave soit reconnue et sanctionnée”  (cité par Léon Francis Lébry, Bernard cardinal Yago, passionné de Dieu et de l’homme, Abidjan, NEI, 1997, p. 128). Si prier ou aller dire “yako” à X ou Y est bien, dénoncer les violations des droits humains vaut encore mieux. Les pasteurs, prêtres et évêques d’aujourd’hui trahiraient leur mission et le peuple ivoirien tout entier si des considérations bassement matérielles devaient les amener à faire le choix du silence, des courbettes et des basses flatteries au lieu de témoigner de la subversion de l’Évangile.

 

Jean-Claude DJEREKE

 

Dernière publication: L’Afrique et le défi de la seconde indépendance, Paris, L’Harmattan, 2012, 166 pages.

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